Carnet de voyages : chasseurs de têtes et tables Naga
Les tables Naga s'inscrivent parfaitement dans la tendance rustique du moment. Bois brut, irrégulier, forme primitive, elles sont devenues des incontournables de tout intérieur wabi-sabi qui se respecte. Mais ces tables n'en ont pas toujours été, et finalement peu de gens savent qu'à l'origine, elles servaient de lits pour les populations tribales du Nagaland, leur permettant de s'isoler du sol de terre battue de leur maison.
Nous sommes partis au Nagaland fin 2023, à la recherche de témoignages de première main de l'utilisation de ces lits si caractéristiques par les populations Naga. Munis de notre permis d'entrée (l'équivalent d'un visa pour visiter certains territoires au sein de l'Inde) nous avons traversé la frontière, et mis les pieds dans la région des chasseurs de tête.
Récit d'une journée au Nagaland
Il est 8h45 au Nagaland lorsque nous quittons l'hôtel, à la recherche de lits Naga. On fait une pause ravitaillement au marché pour acheter quelques bananes, et c’est le départ en direction de notre premier village. La route est en très mauvais état. Quelques maisons traditionnelles au toit de palme sont dispersées sur le chemin, et sinon, c'est la jungle. Après plusieurs heures de route, j’aperçois enfin dans l’une d’entre elles un lit Naga dans l’entrée. On arrête la voiture, des enfants en uniforme courent vers nous en riant, puis s’arrêtent et font demi-tour par timidité. Je prends des photos de la table, qui visiblement ici ne sert pas de lit : une paire de chaussures est posée dessus, un tuyau d'eau est entortillé tout autour, et l'un des pieds est posé sur une cale. Poussiéreuse, elle est située dans l'entrée, avant la porte de la maison, et pas à l'intérieur, contrairement à ce qu'on pourrait attendre d'un lit finalement. Nous reprenons la route.
Un lit Naga dans l'entrée d'une maison
Un vieux guerrier
À l'entrée du village, nous arrêtons la voiture, et prenons à pied un petit sentier qui monte et qui mène à quelques maisons. De là, nous avons une superbe vue sur la vallée aux alentours. Les villages Naga sont traditionnellement perchés sur les collines, car auparavant, il fallait pouvoir voir venir les attaques ennemies. Les murs des maisons sont en bambou tressé, et les toits sont en paille. Nous allons dans quelques secondes rencontrer notre premier chasseur tatoué du voyage, un vieux monsieur qui s’appelle Kampei Wangnei, 86 ans. Il porte un short, un t-shirt et des tongs, ce qui contraste avec son collier traditionnel fait des griffes et de dents d’animaux, et sa coiffe de chasseur ornée de plumes et de cornes de chèvres sauvages qu’il semble avoir mis juste pour la photo. Il est l'un des derniers représentants des guerriers au visage tatoué du Nagaland. Le tatouage au visage est le signe de la plus haute distinction des guerriers Naga : les guerriers l'obtiennent après avoir coupé la première tête de leur ennemi, fait de guerre qui était hautement reconnu à l'époque. Le tatouage était réalisé à la main, par la femme du chef de la communauté. Au début du XXème siècle, le Nagaland était radicalement différent : la région était recouverte d'une forêt dense, et les nagas presque tous illétrés, animistes, polygames, et féroces. La pratique de la chasse à la tête était au coeur de la communauté Konyak : sans avoir pris de tête, un jeune homme ne pouvait devenir adulte et se faire tatouer. Les conflits entre tribus étaient ainsi permanents.
Après avoir échangé quelques minutes, le guerrier prend congé et retourne dans sa maison faite de bambou et de palmes. Nous reprenons la voiture.
Kampei Wangnei, ancien guerrier Konyak
La maison de l'ancien guerrier
Le morung
Un peu plus loin, nous nous arrêtons pour visiter le premier morung du voyage, un de ces dortoirs masculins où se faisait l’éducation des jeunes hommes auparavant. Le morung est condamné, mais en regardant par un trou dans le mur je vois plein de petits lits Naga empilés, abandonnés. Les hommes qui occupaient le morung auparavant dormaient donc bien sur ces lits. Derrière le bâtiment, on retrouve un « log drum », un long tronc vidé et transformé en tambour géant, à l’aide d’une longue fente créée dans la longueur sur le dessus. À l’intérieur, on y trouve les bâtons qui servent à frapper le tambour. On nous indique que ces log drums servaient dans le passé à alerter le village d’attaques ennemies.
Un des morungs du village
Anciens lits entreposés dans le morung, désormais inutilisé
L'héritier
Devant le morung, des enfants et ados jouent avec un chariot fait d’une planche et de roues en bois, comme une luge. Ankush distribue des bonbons qu’il a achetés auparavant. Un jeune enfant dévale la pente et on entend comme un son de clochettes qui semble venir du garçon. On nous dit que c'est le signe que l'enfant est le descendant de l'Angh, le chef du village. Et en effet, au niveau du genou du garçon, sous le pantalon, on aperçoit deux bracelets de perles turquoise, signe qu’il sera un jour chef de village. Dans cette partie du Nagaland, les chefs se transmettent le pouvoir de génération en génération, du père au fils ainé.
Nous sommes à la frontière avec la Birmanie, sur une crête qui délimite les deux pays. Certains enfants vont à l’école indienne, tandis que d’autres, sans uniforme, vont à l’école birmane. Les habitants peuvent se déplacer dans un rayon de 20 (ou est-ce 40 ?) kilomètres autour de du village, que ce soit d’un côté ou de l’autre de la frontière, sans avoir à se justifier auprès des autorités. On voit effectivement un avant-poste indien avec le drapeau, mais qui semble déserté.
Un autre guerrier
Sur cette crête/frontière, il y a quelques échoppes sur pilotis, perchées dans le vide, qui vendent des produits du quotiden. Devant l’une d’elles, nous rencontrons un ancien chasseur de tête tatoué, qui est assis et discute avec le propriétaire de la boutique. Manyam, 90 ans, est content d’être sorti de chez lui aujourd’hui car il a rencontré des touristes (nous) et qu’il va donc pouvoir se faire un peu d’argent. La rencontre n’était pas prévue, pourtant il porte un chapeau traditionnel en poils d’animaux, ses décorations d’oreilles en cornes de chèvre, et son collier de griffes et de têtes en laiton. Ses habits sont de type occidental, un manteau militaire bleu marine, un short et un t-shirt. Lui aussi a son visage tatoué, signe qu'il a coupé des têtes dans le passé. Nous discutons un peu, puis nous prenons la route vers notre guesthouse.
Manyam, 90 ans, ancien guerrier Konyak
Rendez-vous dans un prochain article pour lire la suite de notre voyage ! En attendant, vous pouvez parcourir notre sélection de pièces authentiques du Nagaland ici :